jeudi 7 mars 2024

Fin de partie

Un texte de Samuel Beckett. Mise en scène de Jacques Osinski.

Quel plaisir de voir s'effondrer ce monde-là ! Ou, pour le dire avec les mots de Beckett : « Rien n’est plus drôle que le malheur… C’est la chose la plus comique du monde. » Mais ce monde va-t-il s'effondrer un jour ou ne cesse-t-il pas de menacer de le faire depuis la nuit des temps. Car quand la fin approche, c'est le début de quelque chose d'autre. Donc ça recommence. Peut-être même qu'il y a déjà des morts. N'est-ce pas une forme humaine, là, sur la chaise roulante, au milieu de la scène, sous le drap ? Et Clov, juste à côté, qui observe, attendant de voir bouger le drap, dans un questionnement suspendu, pareil à notre interrogation. Clov finit par regarder alentour, cherchant un soutien, une réponse. Rien. Silence.
Il faut mettre de la lumière. Il ouvre les rideaux de ces fenêtres si hautes qu'il faut un escabeau pour les atteindre. Faut-il en déduire qu'ils vivent dans une cave ? Ou bien que leur corps, de nature ramassée et flétrie, ont rapetissé avec le temps ? Ou encore que le monde n'est décidément pas à leur dimension ?

Quoi qu'il en soit, tout va de travers ici, même la démarche « raide et titubante » de Clov, l'unique personnage capable de mettre un pied devant l'autre, ou plus exactement un pied à côté de l'autre. Clov a une façon péremptoire de s'exprimer tout autant qu'indécise, comme si une graine, dans son esprit, n'avait pas tout à fait germé. Derrière Clov, se tient la figure d'un autre personnage de Beckett mais que l'écrivain n'a jamais inventé : Denis Lavant. Il faut l'avoir écouté et vu une seule fois pour avoir la ferme conviction que Clov est à sa mesure. Mieux. Que les écarts de Clov, que sa marginalité, que son ombre se calqueront à l'ombre de Denis Lavant.
Clov est le fils adoptif et l'homme à tout faire de Hamm, ce paralytique aveugle
autant pétri de frustrations que de préciosité babillarde. Il prend son temps pour choisir les mots justes et les décocher nerveusement, spasmodiquement, comme si son corps retrouvait dans ce flot de paroles un ultime espoir de guérison. Frédéric Leidgens tire les ficelles de Hamm, et je crois sentir le souffle de Jean-Louis Trintignant mêlé au timbre de Laurent Terzieff. La fluidité de sa diction et de sa gestuelle, la grâce de son jeu font oublier que Hamm ne marche pas puisqu'il vole.
Avec Nagg et Nell, les vieux parents de Hamm, le tableau est complet. Nagg et Nell non plus ne peuvent se mouvoir normalement : ils ont perdu leurs jambes lors d'un accident de tandem et vivent dans deux poubelles, rebuts d'une famille qui n'en a plus l'apparence, devenus dépendants d'un infirme, lui-même esclave de son serviteur qui perd petit à petit sa mobilité. Chacun est affreusement seul et égaré et pourtant tous sont boulonnés au même manège qui n'en finit pas de tourner. Ces personnages burlesques, ces marionnettes accidentées vivent dans un temps cyclique où le passé figé, auréolé de félicité, donne l'impression de n'avoir jamais été. Il y a une faille en eux, mais ils gardent une candeur hybride et enfantine (1) comme les personnages des films d'Aki Kaurismäki. Désaccordés, ils
cherchent du sens malgré tout. Ils s'obstinent. Et comme il ne se passe rien, comme ça n'avance pas, leur quotidien prend toute la place et submerge l'horizon baigné de gris. Le seul espoir vient des histoires qu'ils se racontent, mirages d'issues possibles, qui donnent l'illusion de pouvoir se réinventer. Mais personne n'écoute jamais vraiment et elles retournent au passé, identiques au va-et-vient muet d'une mer de solitude.

Cet espace clos bruisse des mots qui se crochètent les uns les autres pour finir par éviter la chute de justesse. On ne veut pas que ça cesse, accroché et fasciné comme devant le numéro d'un équilibriste. Et pourtant ça prend fin. Les lumières s'éteignent mais la pièce résonne encore de cette langue
vertigineuse et sans équivalent d'un monde au bord de l'abîme, à la lisière de l'absurde.

(1) « Beckett a le souci de mettre en avant l'extra-sensibilité dans des corps qui ont oublié la tendresse, mais pas l'enfance. » Propos de Denis Lavant recueillis par Oriane Jeancourt-Galignani pour Transfuge, janv. 2023.

Clov (Denis Lavant) et Hamm (Frédéric Leidgens) ⓒ Pierre Grosbois.







samedi 10 février 2024

La montre ou l’émergence de la vérité

Le Témoin de Pietro Germi (1946)

Parmi cette foule d'individus qui grouillent et se frôlent dans toutes les grandes villes, quelques-uns ont commis des fautes et finiront devant des jurés. Mais, comme le dit le narrateur, “c'est si difficile de juger”. Et pourtant, il le faut. L'affaire concerne cette fois Pietro, accusé d'homicide. Là, dans le box des accusés, Pietro ne laisse rien transparaître de son éventuelle culpabilité. “Et voici l'homme dont la vie est en jeu. Regardons-le bien. Si nous pouvions lire quelque chose sur ce visage, descendre au plus profond de cette conscience et savoir... Coupable ou innocent ?” Le narrateur nous convie à la place des jurés. Que peut-on lire dans ce regard ?
L'issue du procès approche et un dernier témoin est convié : Giuseppe, employé municipal, homme âgé, chétif, au pas fragile et au regard dévié par un strabisme, fait pâle figure. Tout repose sur lui et sur l'heure à laquelle il affirme avoir vu le prévenu. Sa conviction se fonde sur sa fidèle montre à gousset, une Roskopf, que l'avocat de la défense, c
e noir corbeau, en un geste escamoté et furtif, dérègle, tout en plaidant haut et fort la faillibilité de l'objet en le comparant à la faillibilité humaine. Mais la sentence tombe et l'accusé est reconnu coupable.

Cependant, les jours passent et le témoin finit par se rendre compte de l'inexactitude de son inséparable Roskopf. Pris de remords, il se rétracte auprès de la justice et l'accusé est libéré. L'incertitude demeure quant à la culpabilité de Pietro. Et dans les faits, son comportement témoigne en faveur de son innocence. En effet, il s'éprend de la jeune et frêle Linda et la tire des griffes d'un patron tyrannique. Malgré ce tableau idyllique, Pietro cache son histoire et son passage en prison. Un innocent ne porte-t-il pas à jamais le sceau indélébile de la faute lorsqu'il a, une seule fois, tenu les barreaux d'une prison ?
Sans tarder, il cherche à officialiser cette candide union et à quitter le pays. Aux prises avec l'administration afin de régulariser ses papiers, le hasard conduit Pietro face à son ancien accusateur. De son côté, Giuseppe cherche à se faire pardonner pour ce faux témoignage qui a bien failli coûter la vie de Pietro. Mais ce dernier fuit et se méfie de cet homme pourtant humble et honnête dont la gentillesse et le dévouement ravissent Linda, elle qui sait de quoi les hommes sont capables.

Pietro Scotti (Roldano Lupi).

La tension atteint son apogée lorsque le petit employé bienveillant décide de déposer lui-même et en mains propres les papiers autorisant le mariage, dont il a accéléré la procédure. Il n'a de cesse de vouloir se racheter et ce faisant, il exerce une pression chez Pietro qui se sent persécuté. Giuseppe rend visite au couple au moment où tout est calme et serein : Linda étend le linge tandis que Pietro fait un somme sur la terrasse. La paix du ménage, éternelle et immuable, suspend le temps. Au comble de sa gentillesse, Giuseppe prend même la peine de protéger le visage de Pietro d'un rayon de soleil afin que cette ardente lumière ne le réveille. Comme s'il fallait le protéger d'un réveil trop brutal. Comme s'il savourait, une dernière fois, la quiétude du sommeil du juste. Tout dans ce moment s'approche du bonheur : le soleil, les enfants qui jouent, la jeunesse de Linda, le vent qui sèche le linge. En un tel moment, tout semble presque naturel et douxconfesse Giuseppe qui offre un petit cadeau à Linda : deux pommes. Mais elles sont vereuses et le vers se nomme vérité.

Une sirène retentit au loin, un incendie éclate mais où ? Pietro sort de son sommeil et voit l'ombre de Linda et de l'homme au chapeau, le témoin. Face à la défiance de Pietro, Giuseppe quitte les lieux précipitamment et oublie sa montre dans les mains de l'innocente Linda. Cet acte manqué ne cessera d'alimenter l'inquiétude et la suspicion de Pietro. La montre symbolise à la fois ces rouages de la justice, enrayés par l'avocat de l'accusé, mais aussi le temps qu'il faut pour que la vérité remonte à la surface, éclate au grand jour, qu'elle triomphe malgré tous les efforts que Pietro déploie pour l'étouffer. La montre passera de main en main, tout au long de l'histoire, s'imprégnant à chaque fois de la vérité de chacun pour établir son verdict. Comme si le temps était seul juge.
Et même si elle finit brisée sur une table par la colère de Pietro, elle a déjà fait son œuvre et rendu son verdict. Son tic-tac ne retentira plus. Ni, par une étrange coïncidence, les battements du cœur de son propriétaire. Mais Pietro l'ignore encore quand il décide de se rendre à son domicile, armé d'un pistolet. Il ne supporte plus cette menace constante qui pèse sur sa vie, plus lourde encore que le poids de sa faute. Le silence accueille Pietro alors qu'il pénètre dans le logement. Pas un bruit jusqu'au retour de la propriétaire qui lui annonce le décès de Giuseppe, tout en lui dressant le portrait élogieux de cet homme humble à l'existence modeste. Son portrait au mur, éclairé par une petite bougie, qu'une vie saine a sanctifié achève Pietro.
C'est comme s'il avait tué deux fois.
Doit-il expier sa faute une bonne fois pour toute afin de se libérer de cet acharnement du destin ? La spirale du Mal étourdit Pietro qui décide d'avouer son crime à Linda et de la quitter :
Il y aurait toujours une ombre entre nousdit-il. L'ombre du doute, du soupçon. Alors qu'il s'enfuit, Linda l'appelle, crie son nom dans les rues désertes. C'est avec bonté et mansuétude qu'elle a pénétré le cœur de Pietro. Se souvient-elle qu'il l'avait sauvée du joug d'un homme ingrat ? Est-elle prête à pardonner ? Son corps gracile court et dévale les escaliers avec une telle agilité qu'elle semble voler, tel un ange. L'ange de Pietro.

Linda (Marina Berti) devant Giuseppe.


lundi 1 janvier 2024

Memorandum [pièces vues en 2024]

2024

Cendrillon (22/03)
Mise en scène de Chloé Dabert. Texte de Lucy Kirkwood. [accompagné par le ThéâtredelaCité]
Le firmament (12/03)
Création théâtrale de Joël Pommerat. Molière 2018 du Metteur en scène d’un spectacle de Théâtre privé. [ThéâtredelaCité]
Fin de partie (06/03)
Texte de Samuel Beckett. Mise en scène de Jacques Osinski. Avec Denis Lavant. [Théâtre Sorano]
Némésis (28/02)
Librement adapté du roman de Philip Roth par Thiphaine Raffier et Lucas Samain. Mise en scène de Thiphaine Raffier. [Au ThéâtredelaCité avec le Théâtre Sorano]
Dans ma chambre #2 (15/02)
Cirque. Edouard Peurichard et Arnaud Saury / MMFF - Mathieu Ma Fille Foundation. [Théâtre Sorano avec La Grainerie]
Giselle (09/02)
Conception, texte et mise en scène de François Gremaud. Interprétation : Samantha van Wissen. Spectacle présenté avec La Place de la Danse dans le cadre du Festival ICI&LÀ. [ThéâtredelaCité]
Il n'y a pas de Ajar (24/01)
Texte de Delphine Horvilleur. Mise en scène Johanna Nizard et Arnaud Aldigé • Jeu Johanna Nizard. [Théâtre Sorano]
Tartuffe (13/01)
De Molière. Conception et mise en scène de Guillaume Séverac-Schmitz. [produit par le ThéâtredelaCité]

dimanche 1 janvier 2023

Memorandum [pièces vues en 2023]

2023

Sans tambour (23/12)
Mise en scène de Samuel Achache / La Sourde. Direction musicale de Florent Hubert. [Théâtre Garonne]
Aller sans savoir où - Tentative de description du mode opératoire (09/12)
Interprétation, texte et mise en scène de François Gremaud. [ThéâtredelaCité]
Phèdre ! (07/12)
Texte de Jean Racine, Romain Daroles et François Gremaud. Conception et mise en scène de François Gremaud. Avec Romain Daroles. [ThéâtredelaCité]
Érection (05/12)
Conception, chorégraphie, création vidéo et interprétration de Pierre Rigal / Compagnie dernière minute. Conception et mise en scène de Aurélien Bory. La Place de la Danse. [ThéâtredelaCité] 
Amathia - une hiérarchie des priorités (22/11)
De Sonia Belskaya et Dominique Habouzit. Mise en scène de Dominique Habouzit. Dans le cadre de Marionnettissimo. [ThéâtredelaCité] 
Richard III (09/11)
De William Shakespeare. Conception et mise en scène de Guillaume Séverac-Schmitz / Compagnie [Eudaimonia]. [ThéâtredelaCité] 
La nuit se lève (08/11)
Texte de Mélissa Zehner. Mise en scène de Mélissa Zehner et Les Palpitantes. Supernova#8. [ThéâtredelaCité]
Falaise (03/10 et 09/10)
Texte et mise en scène de Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias / Baro d'evel. [ThéâtredelaCité]
Par autant (27/09)
Mise en scène et scénographie de François Tanguy. Théâtre du Radeau. [Théâtre Garonne]

Le bruit des arbres qui tombent
(07/06)
Conception, mise en scène et scénographie de Nathalie Béasse. [Théâtre Sorano]
Nul si découvert (30/05)
Texte et mise en scène de Valérian Guillaume. Avec Olivier Martin-Salvan. [Théâtre Sorano]
Trouble (24/05)
Texte, musique et mise en scène de Gus Van Sant. Théâtre musical recréant le début de la carrière d'Andy Warhol. [ThéâtredelaCité]
Le Nouvel Homme (16/05)
Texte de Peter Van den Eede, Natali Broods et Willem de Wolf. Production : DE HOE. [Théâtre Garonne]
Othello (13/05)
De William Shakespeare. Texte français de Jean-Michel Déprats. Mise en scène de Jean-François Sivadier et Cie Italienne avec Orchestre. Avec Adama Diop (Othello) et Nicolas Bouchaud (Iago). [ThéâtredelaCité]
Mitya (22/04)
De et avec Frank Vercruyssen et Emmy Vils. Scénographie et production : tg STAN (Belgique). Un hommage à la musique de D. D. Chostakovitch. [Théâtre Garonne]
Hedda (20/04)
Conception, mise en scène et direction d'Aurore Fattier. Texte et dramaturgie de Sébastien Monfé et Mira Goldwicht. [ThéâtredelaCité]
Les gros patinent bien (21/03)
Cabaret de carton. Un spectacle de Olivier Martin-Salvan et Pierre Guillois. Molière du Meilleur spectacle dans le théâtre public. [Théâtre Sorano]
Paysages intérieurs (12/02)
Danse. Ballet de l’Opéra national du Capitole, Odyssud – Blagnac et La Place de la Danse. Nocturnes de Thierry Malandain. Wind Women de Carolyn Carlson. If To Leave Is To Remember de Carolyn Carlson. [ThéâtredelaCité]
Larsen C (10/02)
Danse. Conception et chorégraphie de Christos Papadopoulos. La Place de la Danse. [ThéâtredelaCité]
Les noces de Figaro (22/01)
De Wolfgang Amadeus Mozart. Opera buffa créé le 1er mai 1786 au Burgtheater de Vienne. D'après Le Mariage de Figaro de Beaumarchais.
[Théâtre du Capitole]
Oncle Vania (12/01)
D'Anton Tchekhov
. Mise en scène de Galin Stoev. Avec Suliane Brahim. [ThéâtredelaCité]

lundi 17 octobre 2022

Love ou le temps de l'espérance

Love. Texte et mise en scène de Alexander Zeldin.

Comme éventrée par notre curiosité, la salle principale d'un centre d'hébergement provisoire nous ouvre son espace froid et impersonnel. Les murs sont défraîchis, le mobilier usé et rudimentaire et hormis quelques modestes tableaux accrochés, l'atmosphère est peu chaleureuse, inhospitalière.
Les lumières, encore tamisées, ne nous empêchent pas de distinguer de chaque côté de la scène, quelques sièges occupés. Ces témoins aux premières loges donnent l'impression d'attendre. Leur présence nous questionne sur leur rôle : sont-ils des comédiens qui simulent une salle d'attente ou des spectateurs, déposés là par une mise en scène cherchant à briser la ligne de démarcation entre public et comédiens ?

La pièce démarre lorsqu'une multitude de néons s'allument au plafond du centre d'hébergement, provoquant comme un léger sursaut à peine perceptible dans le public. Cette lumière blafarde et crue, identique aux éclairages des couloirs d'hôpitaux, des administrations, des parkings, des centres commerciaux, des lieux transitoires qui ne sont pas destinés à être habités, nous force à un réveil brutal, à une sortie de notre confort d'observateur distancié. Elle préfigure un quotidien dur, en lutte pour sa survie.

La routine journalière de huit résidents se met alors en place et leurs gestes apparemment anodins deviennent ici primordiaux au regard de l'exclusion qui les frappe. Ils ont une importance vitale. Ils témoignent du lien étroit qui les relie à une vie digne et décente. Dans la grande salle commune se croisent une soudanaise, un syrien, une famille avec un adolescent et sa sœur cadette et une vieille dame dépendante et son fils. Alors que l'exclusion qui les frappe devrait renforcer leur solidarité, l’exiguïté du lieu et la tension de leur précarité les poussent au contraire à s'éviter le plus possible. Et quand la confrontation est inévitable, elle génère des conflits ou de l'incompréhension. Chaque résident voit en effet la détresse de l'autre comme un miroir de sa propre détresse et cherche en conséquence à se convaincre que sa situation est meilleure que celle du voisin de chambre, que l'issue est proche et que le temps de l'attente se resserre.
Sauf que rien ne se passe. Le désœuvrement, l'attente s'étire et prend toute la place.
Ce temps-là, les résidents ne cherchent pas à le combler car il doit rester un temps vide, ouvert, qu'un avenir meilleur viendra combler. Il demeure le temps de l'espérance. Et cet écoulement brut, silencieux et sourd, ne triche pas avec la mise en scène et vient briser l'illusion du spectacle, du divertissement jusqu'à l'étourdissement : nous, spectateurs, finissons par attendre avec eux. Cette attente a quelque chose de pénible, elle dérange, provoque un léger malaise. Elle ressemble à un gouffre dans lequel n'importe qui peut être happé et montre notre impuissance, notre vulnérabilité.
Les résidents ne voient pas seulement dans l'autre un miroir de leur condition. Ce voisin est aussi un possible rival dans la quête d'un lieu de vie durable. Car l'injustice qui les frappe ne se contente pas de les exclure, elle pousse le vice jusqu'à les mettre en concurrence et briser l'entraide éventuelle. Et le peu d'informations qu'ils cherchent à glaner auprès d'une administration retranchée et impersonnelle les contraint encore à l'attente. Ils sont, en cela, les frères de route de Daniel Blake, personnage principal du film de Ken Loach(1), prisonnier lui aussi de l'exclusion et des absurdes rouages administratifs ; compagnons de lutte aussi des personnages des frères Dardenne (cinéastes belges), attachés à dépeindre sans fard une société qui exclut, oppose et dépossède.
Alors que les pensionnaires du lieu sont confrontés au paradoxe de devoir investir un lieu qu'ils ne souhaitent pas habiter, qu'ils espèrent provisoire, la durabilité de leur condition et l'enfermement qui en découle les poussent dans leur retranchement. Comme s'ils avaient besoin de sortir d'une apnée, d'ouvrir des perspectives, les prétextes de sortie du centre sont autant d'occasion de reprendre espoir et contact avec l'extérieur, avec cette vie qui normalise. Pour ce faire, ils quittent la scène en franchissant le bord qui les sépare du public et la frontière entre comédiens et spectateurs devient à nouveau poreuse, comme avec ce public amarré au plateau.

Malgré tout, quelques infimes éclaircies viennent percer le ciel bas de ce paysage sans horizon. Des petites parcelles d'amour qu'il faut nettoyer des scories de désillusions, et extraire des rouages écrasants d'un quotidien monotone et incertain. Comme cet arbre qui se balance derrière la fenêtre, signe d'une nature immuable et sereine, source de vie. Ou cette possibilité de croiser un voisin qui parle la même langue, comme Tharwa et Adnan tous deux originaires de pays éloignés. Ou cette résilience que les enfants cherchent à travers le rap pour Jason ou le chant imprégné de spiritualité pour Paige, la plus jeune, dans lequel il est question d'étoile et de ciel brillant.
Mais la véritable et surprenante source d'amour qui convertit la détresse en espoir ne vient pas uniquement du plateau même si elle est provoquée par la mise en scène. Elle prend sa source dans le lien que les comédiens réussissent à tisser avec le public. Lorsque Barbara, la plus vieille des pensionnaires, décide de gravir les gradins de la salle avec peine, sans l'appui de sa canne, qu'elle risque à chaque marche de trébucher, elle lutte et puise au fond d'elle-même la force de se dépasser et nous pousse, comme cette spectatrice, à lui tendre la main, brisant la barrière du spectacle. Et même si je n'ai été témoin du miracle qu'une fois, je garde dans l'idée qu'il se produit à chaque représentation. Qu'il y a toujours, au milieu de la foule, un anonyme qui ose franchir le pas en faisant comme si tout cela était vrai, que la comédienne ne jouait plus, que la chute était possible. Et qui ose montrer au grand jour, sans peur du ridicule, que l'enjeu dépasse le jeu ; montrer que la compassion ne suffit pas, que l'action n'attend pas l'urgence.

(1) Moi, Daniel Blake, sorti en 2016. Palme d'or du festival de Cannes la même année.

Emma (Janet Etuk) ⓒ Nurith Wagner-Strauss.


 

mercredi 9 mars 2022

Les maux du livre

Dès mes premières lectures, ou plus exactement depuis mes premiers émois inspirés par la littérature — c'est-à-dire à l'adolescence —, au commencement de cette fascination qu'elle n'a jamais cessé d'exercer, soumettant mon âme à sa tutelle, à son pouvoir sans cesse renouvelé, j'avais porté une attention toute particulière, un soin exagéré au livre lui-même, à l'objet en tant que tel, persuadé qu'il détenait une part importante des raisons pour lesquelles mon être tout entier s'en remettait à son contenu. Objet sacré, il me semblait que la délicatesse avec laquelle je le maniais allait de pair avec le respect des mots qu'il renfermait, et plus généralement, avec le respect de l'œuvre et de l'auteur. Un peu comme un enfant redouterait la moindre détérioration de ses jouets fétiches, mes livres devaient rester comme neufs et ce, même après les avoir lus.

J'avais poussé le vice jusqu'à recouvrir la tranche de la première et de la quatrième de couverture de tous mes livres d'une bande de ruban adhésif, justement pour prévenir tout accident, et renforcer la coque de ces navires miniatures qui me portaient sur toutes les mers de l'imagination. Comme le marin calfate son embarcation ou bien à la manière de ce grand sportif qui entoure d'un bandage sa main ou son pied déjà fragilisé et qu'il sait devoir protéger des assauts d'une épreuve à venir.
Mais à la longue, j'ai fini par remarquer que non seulement ces pansements n'évitaient pas les écornements mais que, lorsque ceux-ci survenaient malgré mon soin obsessionnel, la pliure, la plaie en était renforcée au plus profond de sa chair, au point d'en devenir comme une malformation congénitale. Puis le temps se chargea de souligner avec ironie mon idée saugrenue. Je constatai, à mon grand désespoir, qu'une fine pellicule de poussière venait s'agglomérer sur le bord externe du ruban adhésif, alors que je prenais soin de rendre celui-ci le plus transparent possible en le grattant avec mon ongle. Ainsi, tous mes efforts pour le protéger ne faisaient que pointer du doigt ma lubie excentrique et la rendre futile, dérisoire, inopérante. J'en vins tout naturellement à la conclusion que si je voulais qu'ils restent intacts, je n'avais d'autre choix que de retarder le moment de les lire, contemplant mes acquisitions et goûtant par anticipation leur saveur à proportion de leur jeunesse — autrement dit, plus un livre était neuf et plus le désir de le lire était grand, ce qui paradoxalement avait pour effet de retarder le moment de sa découverte. Et quand j'avais épuisé l'anticipation au point qu'elle ne me nourrisse plus assez, que l'envie de la découverte dépassait le risque encouru, je finissais par céder en prenant toutes les précautions du monde pour l'ouvrir.

Bien évidemment, ce moment impliquait une gestuelle précise et un environnement propre. Il me fallait le manier comme une relique et je n'écartais jamais à l'excès la tranche quand bien même l'ouvrage particulièrement rigide résistait à mon timide assaut. L'origine de ce trait de personnalité provenait d'un atavisme paternel qui ne se limitait pas uniquement aux livres, mais à bon nombre d'objets du quotidien allant de la vaisselle aux outils, en passant par la voiture ou les vêtements et gagnant même le lieu d'habitation tout entier. Pour autant, il ne me serait jamais venu à l'esprit de caractériser mon père ni mes aïeuls de “matérialistes”, loin de là. Ne rentrait dans ce respect, cette sollicitude des choses matérielles aucune considération tendancieuse ou déviante, aucune avarice, ni surévaluation par rapport aux choses spirituelles. Il s'agissait plutôt d'une nature, d'un comportement qui allait de soi pour eux, quelque chose d'inné dans cette façon d'user, de ranger, de nettoyer tout ce qu'ils touchaient ou tout ce qui peuplait leur monde. J'avais donc probablement hérité de cette façon soigneuse et attentionnée d'envelopper mes biens matériels, et ma mère, aux antipodes de ces conduites scrupuleuses, s'amusait de mon vice, sans jamais le railler, ni le dénigrer, mais plutôt en l'observant avec une certaine tendresse, en la détaillant comme les mœurs d'une culture opposée à la sienne.


Le_lasseur.

Jusqu'à aujourd'hui, j'ai rencontré peu de personnes qui avaient cette même manie. La plupart considérait au contraire qu'il faisait partie de la vie du livre de subir les négligences de ses lecteurs, que c'était même la preuve qu'il avait porté ses fruits. Comble d'ironie, je trouvais beaux certains livres aux pages froissées,
racornies, délavées, jaunies par l'âge, asséchées et cartonnées par le sel de mer ou les expositions trop prolongées au soleil, crissantes sous les grains de sable, grasses et fibreuses des atmosphères confinées, exhalant des odeurs de grenier, de vieilles malles, de parfums tenaces(1). Derrière ces témoignages sensoriels, il y avait plus que le livre. L'objet devenait un écrin mystérieux qui détenait une part de ses lecteurs et de leur vécu. Ce complément de vie qui prenait possession du livre et sur lequel l'auteur n'avait aucun pouvoir, me donnait l'impression d'entrer en contact avec un parent éloigné, par le hasard d'une envie commune de découvrir la même œuvre. Et comme si cela majorait la curiosité envers cette œuvre, une sorte d'impératif se joignait à mon désir et achevait de briser toutes les barrières qui jusque-là me retenaient d'ouvrir l'ouvrage.

Quand je parvenais enfin à terminer la lecture d'une de ces œuvres, elle retournait dans la bibliothèque, presque inaltérée, ou du moins sans qu'aucun des infimes stigmates de mes nombreuses, mais non moins délicates, manipulations puissent trahir ma lecture. Mais elle n'était pas à l'abri du danger pour autant. Si j'avais eu le malheur de me délecter du texte, je ne manquais pas d'en faire l'éloge auprès de mon entourage. Et sans prendre garde aux conséquences, je vantais avec force arguments les mérites du livre jusqu'à provoquer un désir irrépressible chez mon interlocuteur. Au moment où je l'entendais prononcer la phrase : “tu m'as donné envie de le lire !”, je ressentais la satisfaction de l'avoir convaincu, la joie du partage à venir et donc la nécessité impérieuse, le devoir de lui fournir sur le champ l'objet de notre échange. Si bien qu'au plaisir se mêlait quasi instantanément le regret du prêt inévitable, sans pouvoir maîtriser la peur qu'il ne me revienne en l'état.
Je prenais soin de le mettre en garde, sans trop en rajouter, et je faisais mes adieux au livre en mon for intérieur, bafouant presque l'enthousiasme avec lequel je lui avais vendu l'œuvre. Puis je cherchais à convertir mon regret en tentant de deviner si le plaisir qu'il allait en tirer méritait un tel sacrifice. Ou bien je me rassurais en me disant que s'il me revenait en mauvais état, ou même légèrement défraîchi — ce dont j'étais persuadé, à moins de le prêter à un ami aussi méticuleux que moi — ce serait l'occasion de le racheter neuf et de pouvoir prêter l'ancien sans plus me soucier de son état. Ou mieux encore, s'il avait eu un véritable coup de cœur, j'insistais pour lui offrir, arguant avec une douce hypocrisie que cela me faisait plaisir ou encore que j'avais trop de livres chez moi.

Alors, bien sûr, il était possible de gloser à souhait sur les raisons de ce soin exagéré, en supposant que le mimétisme générationnel ne soit pas une raison suffisante pour convertir tous les descendants : après tout mes sœurs n'étaient pas touchées par ce penchant monomaniaque, bien au contraire. Mais à travers mes nombreuses séances d'analyse thérapeutique, j'avais fini par déterminer un trait de caractère qui pouvait en être la cause : cette tendance à vouloir que rien ne bouge, que tout reste intact. Et en cherchant à comprendre les raisons de cette tendance, la première chose qui me venait se fixait inlassablement sur la peur de la mort. Que rien ne bouge pour protéger du temps qui dévore tout. Au hasard de mes lectures, je tombai sur cette phrase d'Irvin Yalom qui résumait mieux encore toute la problématique. Dans le roman, elle est prononcée par le Dr Karl Abraham, à l'attention du psychanalyste Friedrich Pfister dont il est le superviseur : « Il me semble que vous cherchez à nier le temps qui passe et le caractère éphémère de l'existence dans votre quête de quelque chose d'impérissable. »(2)
Évidemment, si je prenais le raccourci de dire que j'évitais de corner mes livres par peur de la mort, ça ne manquerait pas de faire sourire. Et pourtant, il y avait bel et bien un fond de vérité dans tout ça. Et ce fond de vérité refaisait surface à quelques très rares moments, quand je tombais sur l'un de ces livres hérités de ma toute première bibliothèque. Ses bandes adhésives sur les bords, sa couverture immaculée, sans rides, ses pages pressées les unes aux autres d'un bloc comme si le livre sortait tout droit de l'imprimerie, tous ces petits détails ont encore le pouvoir de me jeter trente ans en arrière. Et même si j'ai réussi à protéger mes premiers livres de cet ogre infatigable qu'est le temps, il vient subitement me pousser de derrière, comme une brusque bourrasque tentant de me déstabiliser du haut d'une falaise, et cherchant à briser net, par un vertige, ma contemplation d'un horizon infini.

(1) Ou encore « avec une étrange odeur de feuilles mortes » écrivait Jean-Paul Sartre dans Les mots, 1964, Folio Gallimard, p. 175.
(2) Le Problème Spinoza, Irvin Yalom, Le Livre de Poche, chap. XXVI, p. 350.

Camille Reposeur. Newcastle.