mardi 31 mars 2015

En attendant Ernest

Ernest ou comment l'oublier*

Une mise en scène de la Compagnie du Rêvoir. Un texte de Ahmed Madani.

Là-haut, il y a Dieu. Sous Dieu, les étoiles. Et sous les étoiles, les artistes de cirque qui les décrochent et font le lien avec les hommes. En bas, il y a le plancher des vaches, celles que Marie-Louise trayait dans son enfance. Et sous le plancher des vaches, les morts. Marie-Louise et Yvonne, deux anciennes acrobates du cirque Ernesto, errent là, dans cet espace vibrant d'inanité, entre la terre ferme et la voûte céleste. Et dans un geste tendu par l'effort qu'elles arrachent à leur âge, elles tentent de combattre la pesanteur en grimpant sur leur armoire, les chaises, la table, pour ne pas sentir à leurs pieds, la froideur de cette terre et ses tubercules prêts à emprisonner leurs rêves.

Et tandis qu'elles montent, les étoiles devenues poussière d'or, se dérobent, tombent, et narguent leur souplesse défraîchie. Sitôt que Marie-Louise et Yvonne croient atteindre de nouveau le firmament, celui-ci se désagrège et recouvre leur logis, les contraignant au ménage, la plus ingrate des tâches quotidiennes. Poussière d'étoiles devient poussière de logis. Le firmament, plafonnier. Le cercle de la piste, encerclement. Les costumes, oripeaux, peaux de chagrin, grains de poussière...

« Rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s'en va, c'est terrible. »** C'est terrible et en même temps, le fait d'attendre maintient la possibilité qu'il arrive, Ernest, et qu'il les invite à entrer de nouveau en piste. Dans l'attente, elles ouvrent péniblement un petit espace au destin. Seulement la destinée est bien trop grande pour se glisser dans le chas d'une aiguille. L'éventualité de reprendre, de recommencer le passé glorieux s'étiole. Alors, elles balayent la poussière. Et comme l'artiste ne meurt jamais, par la féérie de son art, le balai convoque le ballet. Un instant de distraction suffit à rallumer la flamme, aidé en cela par l'autre, qui porte aussi le même rêve, le même espoir.

Le passé est à la fois joie et terreur. Joie de leur éclat immortalisé sur le journal et terreur de leur jeunesse maussade. La difficulté ? Oublier le mauvais passé de peur qu'il ne revienne si Ernest ne revient pas. Chose impossible pour Marie-Louise qui doit composer avec une mémoire se noyant dans le puits insondable des souvenirs. Yvonne, alors seule gardienne du passé, s'en remet à Dieu et allume un cierge à défaut du cercle de lumière au centre de la piste.

La vie de Marie-Louise et Yvonne, figée dans la verticalité spatiale, l'est également dans l'horizontalité du temps qui passe. Le rituel devient alors une planche de salut en même temps qu'un piège. Il annihile le temps si bien qu'elles ne savent plus si le temps passe ou si ce sont elles qui passent sans lui. Elles ne sont jamais en accord avec lui, elles ne sont jamais dans le temps. Elles lui échappent en vivant dans leur armoire, à demi loge, à demi geôle, dans laquelle chacune des fenêtres est une lucarne ronde comme la lune, composant un regard ébahi de clown perpétuellement ouvert sur la prochaine venue d'Ernest.

Simone Veil écrit : « La monotonie est ce qu’il y a de plus beau ou de plus affreux. De plus beau si c’est un reflet de l’éternité, de plus affreux si c’est l’indice d’une perpétuité sans changement. Temps dépassé ou temps stérilisé. » La monotonie devient reflet de l'éternité lorsque le passé se fond dans le moment présent et que le coup de balai devient un numéro de cirque ; et indice de perpétuité sans changement lorsque la poussière revient et qu'il faut la nettoyer. Comme si l'éternité gagnée en étant vedette un jour, devait se payer pour l'éternité à souffler toutes les lumières allumées dans les yeux des spectateurs. Il ne reste plus qu'à se saouler pour tuer l'instant, ne plus avoir conscience et assouplir les corps sclérosés.

Lorsque le désespoir et la vanité de l'attente finissent par creuser une rage en elles, c'est qu'il est l'heure de se coucher, que le jour décline. Demain se répand déjà au sol, monte comme une vapeur, un faible brouillard au-dessus d'une froide rivière, et frôle l'armoire endormie. Il hante le logis et pourrait bien inviter l'écho. Pas question d'entendre le vide pour Marie-Louise et Yvonne. Éteignez les lumières. Le spectacle est terminé.

*Au Théâtre du Pont Neuf, du 31 avril 2015 au 04 mai 2015.

**Samuel Beckett, En attendant Godot.
Marlène Gagnol (à gauche) et Rachel Da Silva (à droite) ⓒ Marie-Yasmine Chemsseddoha.

samedi 21 mars 2015

Le passé retrouvé

Murmures des murs de Victoria Thierrée-Chaplin, avec Aurélia Thierrée

Il faut partir, quitter les lieux, fermer les yeux. Mais quelque chose résiste, s'accroche aux murs, se loge sous l'épiderme fait de couches de papiers peints : les souvenirs. Des cieux tombe déjà le plâtre, les murs s'effritent, tout va disparaître. C'est le moment que choisissent les fantômes du passé pour se réveiller. Un passé qui s'est imprimé là, sur ces murs comme des toiles de cinéma. Il ne sera bientôt plus possible de revoir les films ici. Mais seulement de les convoquer dans son esprit, avec le risque de les voir déformés par les caprices de ces fantômes.

Les souvenirs, jamais ne disparaissent. Et pourtant ils sont constitués d'images elles-mêmes formées et figées grâce aux choses matérielles qui nous entourent. Seulement, ces choses-là meurent un jour, se craquèlent, se brisent, deviennent poussière et recouvrent de cette fine couche les visions du passé qu'un revers de main tente vainement d'épousseter. L'alchimie du songe a plongé les souvenirs dans le bain révélateur, et les images, qui jamais ne seront matière, voyageront dans l'âme de celui qui rêve.
Un voyage sens dessus dessous, au sein duquel sont enracinées sur le bas-côté de nos actions, comme des bornes kilométriques. La peinture est écaillée et le kilomètre censé nous renseigner sur notre position est un peu effacé. Faire marche arrière, c'est briser le cours du temps : c'est-à-dire retrouver des images déconnectées d'un instant, des images qui flottent dans la coupe d'un sorcier que notre inconscient abrite généreusement, alors que lui s'amuse à nous trahir en tissant des liens absurdes entre des époques révolues. Et il nous contraint même à garder en mémoire des petits objets, comme les chaussures par exemple. Comme si ces chaussures, qu'il faut ranger, était une partie de nous immortelle, qui jamais ne pourrait se loger dans un carton car elles ne prennent sens qu'à nos pieds. Ici, les chaussures à talons renvoient au ballet du film de Michael Powell et Emeric Pressburger, Les Chaussons rouges, séquence relatant le conte d'Andersen, Les Souliers rouges. Un conte dans lequel l'héroïne ne peut s'empêcher de danser dès qu'elle porte ces souliers-là.

Et le passé retrouvé se met à danser, lui aussi, comme le reflet d'un quartier tout entier dans l'eau qui remplace les routes – nous sommes à Venise , si bien qu'on marche là où il faut nager, et on se noie. Le passé fond sur nous comme une vague, un mirage. Puis les fantômes deviennent des monstres car le souvenir grossit toujours, amplifie. Or, les fantômes ne sont rien d'autre qu'un jeu de mémoire et ils ne bougent que parce que nous les appelons et les invitons à nous murmurer le passé. Pour cette raison, ils ne nous effraient pas complètement, ils nous fascinent aussi un peu.

Le temps presse. Vite, emballer les objets dans du papier à bulles, pour les protéger. Ce qui protège, c'est l'air, ce qui ne se voit pas. L'air contenu dans les bulles du papier. Pourquoi aime-t-on tant éclater les bulles de ce papier ? Parce qu'on fait alors entendre ce qui ne se voit pas. Et puis finalement, s'il faut tant prendre soin du vase, pourquoi ne pas prendre autant soin de soi et se laisser soi-même envelopper par le papier à bulles pour voyager en toute sécurité ! Se laisser porter. Par le vent. Il siffle en parcourant le quartier, grand courant d'air de la mémoire, comme dans les rêves de Guido, le personnage de Huit et demi de Federico Fellini. Le vent ne se voit pas non plus mais il est aussi un personnage qui murmure, à sa façon.

La fin approche, tout va redevenir poussière. La poussière c'est le murmure des choses matérielles, des choses qui ont un corps : elle danse avant de se poser quelque part. Ce qu'il nous dit, ce murmure, c'est qu'il ne pourra jamais parler à haute voix pour tout raconter sinon il va nous réveiller et faire éclater la bulle. Ce qu'elle nous dit, la poussière, c'est qu'elle dépose un léger voile pour ne pas que la lumière éclatante nous réveille. Et lorsque nous serons nous-mêmes poussière, nous murmurerons aux vivants, à notre tour, narguant la mort comme le suggère Marcel Proust.

« Mais qu’un bruit, une odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi, qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas entièrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. Et celui-là, on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de “mort” n’ait pas de sons pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ? »*

*À la recherche du temps perdu, (tome VII, Le Temps retrouvé).
>À lire également l'article de Pierre David sur le blog La Maison jaune.
Aurélia Thierrée.