jeudi 19 mai 2016

Amy Fischer, à cœur ouvert


Le bois se mêle au fer, la pierre à la résine, la brique au bois, et un ciel perce le plafond via des fenêtres de toit. De vieux projecteurs de cinéma et quelques lampes prêtes à chanter la pluie dans des bâtons chuchotent aux ombres des secrets de lumière : nous sommes à l’Atelier du Mouvement, un studio de travail. Mais pas seulement. Les propriétaires vivent ici et en effet, quelque chose de l’ordre de l’intime flotte dans l’air dès notre arrivée. Habituellement, il est question dans ce lieu de danse, de bien-être ou d’expression corporelle avec le mouvement comme point d’ancrage. Des chaises dépareillées, échappées de brocantes, de vide-greniers ou même d’écoles de notre enfance, se tournent toutes en direction de ce vaste plancher surélevé, comme autant de tournesols happés par les rayons chauds du soleil. Ce matin, l'astre se prénomme Amy Fischer et elle est l’invitée d’un Réveil Créatif(1).

Elle est parmi nous, là, dans cet espace qui pousse à la confession, tandis que nous nous familiarisons doucement avec quelques-unes de ses œuvres projetées au fond de la grande scène. Je ne la vois pas encore. Je cherche ce sourire qui découpait son profil entrevu en photo pour annoncer sa venue. Puis sa silhouette s’envole du parterre, comme l’astre sortant de son orbite. Amy grimpe sur la scène pour nous surplomber et s’apprête à détailler sa révolution, autrement dit, son mouvement à elle.
Elle fait rouler les années dans l’herbe fraîche des petits matins du souvenir. Elle détaille sa naissance d'artiste, à l’âge de treize ans, initiée par le dessin. Plus tard, au cours de sa formation, elle portera toute son attention au nu : l’infini paysage du nu, celui qui nous restitue à notre véritable nature ; le nu qui dit tout de l’être qui s’est sculpté dans les mouvements de ses luttes, de ses chutes comme de ses ascensions. Des histoires inscrites là, dans le corps mais aussi à fleur de peau, ou flanc de ventricule.
Et justement, derrière elle apparaît l’image d’un cœur gigantesque dessiné sur une grande feuille blanche qu’elle encadre de ses bras ouverts à la démesure, au partage, au recueillement.
Le pouls pulse encore dans l'encre qui a coulé et s’est répandu hors des contours bien nets du motif, révélant, dans son échappée, le secret de nos origines : notre humaine nature et, au-delà, cette Nature, commune aux éléments et à l’ensemble des êtres vivants.
Dans ce cœur se mêle le O d'Origine et le E d'Élan et convoque d’autres e dans l’o : celui de l'œil, de l’œuvre ou encore du nœud. Le nœud dans le bois : Une résistance de la matière envers elle-même, un corps qu’il faut contourner sans interrompre le chemin de vie. Subtile allégorie du nœud de l'existence : ce qui résiste et ce à quoi il faut s'atteler alors qu'il y a de la dureté, sujet auquel ne cesse de se confronter Amy dans sa quête de sens. Tout est là, sous le scalpel, le couteau à cire, ou la plume si l’encre coule dans les veines : il faut opérer sans que ne cesse de battre le cœur.
Le cycle de la vie n’est pas interrompu, il est ouvert et offert au grand jour. L’Invisible est là, devant nous, et comme sur le nu de nos corps, nos histoires se lisent sur les parois ventriculaires. « Tout le tissu cardiaque semble ainsi modelé par ces fluctuations sentimentales(2). »

Hearts ⓒ Amy Fischer.
Inévitablement me vient à l’esprit les travaux récents sur le cerveau et sa plasticité. Tout particulièrement ceux d'Eric Kandel sur la mémoire et sa découverte majeure : notre vécu s'inscrit dans les tissus en formant de nouvelles connexions neuronales, de nouveaux réseaux, des synapses. Notre corps se plie, se ride et se dessine perpétuellement et pas seulement à l’extérieur de nous, mais aussi à l’intérieur, sous l'écorce. Comme le formule le neurobiologiste Joseph Ledoux, « nous sommes nos synapses ». Nous sommes les racines de notre cerveau. Ou encore, inspiré par la poésie d’Amy, un arbre croît en nous. La sève, le sang et l’encre ne font qu’un.

Amy effleure son premier succès, sa volonté de rester près de l’être et du questionnement existentiel, des racines qui sont les siennes et celles de ses semblables. Elle évoque certaines de ses installations notamment celle à partir de laquelle des petites figurines de bronze prennent leur envol et se libèrent des carcans du cadre. Et puis, inévitablement, elle confie le moment des doutes et des questionnements de son travail, qui finiront par se dénouer grâce à une commande, c'est-à-dire l'obligation de répondre à quelqu'un, quand bien même les faibles contraintes laissent une grande liberté. Un moment de dépassement vers un ailleurs indéterminé qui marquera une autre étape et dessinera un nouveau chemin de vie.

Dans son ombre, une autre photographie attire notre regard. Un poignet sur lequel remonte en direction du creux de la main, dessinés à l’encre, des branches de plus en plus fines, se confondant presque avec le tissu veineux. L’expression d’une identité organique : le négatif de notre arbre généalogique, ou les empreintes invisibles de nos aïeux devenues visibles. L’arbre est aussi ce qui donne naissance au papier, duquel éclos l’œuvre qui rend à son tour hommage à la nature. Et lorsque l’encre se répand sur le papier, il ne masque pas la matière, mais laisse apparaître ses pores. L’importance des racines, de la lignée, du cycle de la vie entre en résonnance avec l’installation Humus, de Giuseppe Licari à Rotterdam(3) : Des arbres perforent le plafond de la galerie d’art, et aux cieux se mêlent des racines tentaculaires cherchant à s'emparer des esprits des visiteurs, déambulant dans les couloirs d'un souterrain imaginaire. Des racines du ciel ou l’invisible rendu, là aussi, visible.
Amy glisse ensuite quelques mots sur un projet de land art à venir, dans les Alpes : l’encerclement de troncs d’arbres par des sculptures figurant des bras humains. Comme une illustration, par la matière, de la prose du poète autrichien ayant vécu non loin de là, dans le Valais, en Suisse : « Confie le vide de tes bras aux espaces que nous respirons(4). »

Timidement, lorsque toutes les œuvres ont défilé une première fois sur la toile qui couvre le mur du fond, elles refont surface avec plus de clarté, enrobées de l’aura de l’artiste. Un lien se tisse entre les images et sa présence, et nous sommes témoins de ce qui émerge dans son atelier, entre les matériaux qu’elle travaille et sa propre chair, sans toutefois le voir dans l’acte. Nous le devinons. Avec délicatesse, sa parole s’espace et s’efface derrière son sourire, nous conviant au débat. Une question touche alors l'intime, et Amy ne masque pas la houle intérieure qui secoue alors la surface de cette immensité de sens qu’elle porte en elle, ce puits d’émotions non refoulées source inépuisable de terre glaise. Sa pudeur lui impose une respiration avant de pouvoir éclaircir l’interrogation du public.
D’autres questions vont suivre et puis tout doucement, le temps du « faire » se ressert autour de nous, et nous enjoint de nous taire pour qu’il use de son droit de nous guider vers le prosaïque, le matériel. Il faut laisser repartir Amy. Elle nous a tendu, à bout de bras, au creux de ses mains, une partie d’elle, à cœur ouvert. Une offrande. Les portes de l’Atelier vont s’ouvrir à nouveau. J’ai dans le creux de ma main cette offrande, une nouvelle lumière, et j’ouvrirai cette main un peu plus tard, quand je ferai face à mon bureau. Elle m’aidera sûrement à écrire quelques lignes.


(1) http://reveilcreatif.com
(2) À lire sur http://amy-fischer.com
(3) http://www.giuseppelicari.com/humus.html
(4) La première Élégie, dans Les Élégies de Duino de Rainer Maria Rilke.

Hearts ⓒ Amy Fischer.



mercredi 4 mai 2016

Jamais un coup de matraque...

J’ai un bleu à la cuisse gauche. Je l’ai pris en photo pour le montrer à la presse. Mais avant ça, je décide de l’envoyer à un ami qui contestait mon action pourtant pacifiste. Il m’a fait remarquer que le bleu ressemblait étrangement à la forme de notre pays, la France. Sa réflexion m’a beaucoup amusé et je me suis même radouci à son sujet. J’ai voulu vérifier de visu, j’ai baissé mon pantalon : il n’avait plus les mêmes contours, il s’était agrandi. Certains ont des bleus à l’âme, moi j’ai un bleu à l’âme de mon corps.
Si j’ai récolté cette tache marine ce n’est pas à cause d’une chute. Je ne suis pas tombé, non, toujours pas ! Enfin si, je suis tombé un petit peu mais tu m’as aidé, toi, l’homme en bleu et tes collègues. Il fallait que je sois au sol, à terre, devant toi, pour ne plus représenter une menace que je ne cherchais pas à être. Juste une présence, je ne voulais rien être d’autre qu’une présence. Certes une présence en signe de désaccord mais pas un désaccord te concernant toi personnellement. Nous étions tous les deux gardiens d’un monde, ou plutôt d’une idée en forme de monde. Et finalement, à bien y réfléchir, il est rare que deux gardiens se fassent front : ils sont censés camper devant leur royaume respectif, et ne plus bouger. Sauf que nous campions devant le même royaume, toi à un point cardinal et moi à l’autre ; toi mieux armé que moi mais moi libre de toute hiérarchie, et sans être contraint de rendre des comptes à la fin de ma journée.
Nous nous sommes fait face presque une heure. Et pendant tout ce temps, je ne quittais pas tes yeux, comme l’horizon d’un espoir, celui de toucher l'homme. Un manifestant m’a dit un jour : « J’ai réussi à déboulonner l'un d'entre eux, à le déstabiliser émotionnellement juste parce que je l’ai regardé pendant une heure environ sans cesser de lui parler de choses quotidiennes, banales ; des choses que lui et moi nous vivions, nous ressentions de la même manière. Il n’a pas quitté les lieux mais j’ai senti qu’il était moins actif notamment au moment de la charge. Ses collègues se sont mis à plusieurs pour tirer de la foule un gars particulièrement menaçant et l’embarquer. J’ai vu à ce moment qu’il faisait mine de surveiller alentour, mais qu'il se donnait juste bonne conscience auprès de ses collègues tout en l'ayant mauvaise. J’ai senti sa gêne. Il ne voulait plus croiser mon regard. Il avait honte. » Alors j’ai procédé de même tandis qu’autour de moi, d’autres manifestants houspillaient tes collègues. Par moments, mon esprit sentait le besoin de relâcher la tension et je nous voyais alors comme deux sportifs adverses ou même deux animaux prêts à défendre chacun un territoire. Je me suis demandé si tu pensais la même chose. Nous étions deux mâles qui combattions pour une femelle et quelle femelle : la République !
Autour de moi, la clameur s'accentuait et des projectiles tombaient derrière votre première ligne, tandis que je m’efforçais de maintenir une posture pacifiste. Le bruit se disputait à la fureur et le soufre au dioxyde de carbone que rejetait, accompagné de propos incendiaires, les plus tenaces d'entre nous.
Puis un ordre a surgi de ton camp : une voix a grésillé dans une radio, un de tes supérieurs s’est agité pour répercuter l’ordre sur le terrain. Quelques grenades lacrymogènes ont répondu à l’offensive. Il fallait nous déloger, ça avait assez duré. Et comme si la vague de contestation ne venait plus de nous mais de vous, tu as marché avec tes collègues, bouclier en avant, dans notre direction, essuyant des coups qui résonnaient sourdement sur vos protections. Nous n’étions à cet instant que des ombres pour vous. Ton regard s’est voilé, durci même, ce n'était plus ton regard mais celui de la troupe : j’ai senti que tu cherchais à effacer mon monologue, cet écho qui résonnait dans ce précipice au bord duquel tu t'es senti défaillir. L’amour que j’ai tenté de déployer dans un contexte si peu enclin à s’y répandre s’était converti en froideur après avoir franchi l’espace qui nous séparait. Que pouvait bien contenir cet espace-là ! C’est encore une question à laquelle je m’efforce de répondre et je n’arrive pas à dissiper le brouillard qui l’entoure comme nous entourait alors la fumée poivrée en ce jour de contestation.
Tu as ancré, vissé même, ton regard derrière moi, fixant l'objectif que martelaient vos bottes. Je ne voulais pas bouger de mon poste, et tu es venu t'écraser contre moi. Il m'a fallu exercer une force contraire et sans ordre donné derrière toi, sans prescription même susurrée à ton casque, tu as dégainé ton coup. Quel regard pouvais-je bien avoir qui ait pu te faire sentir à ce point mon irrémédiabilité ! Il a saisi tous mes nerfs, ce coup, et m’a dépossédé de tout pouvoir de réflexion à tel point que j’ai eu envie de répliquer en crachant sur ta visière : je me suis dit que ça gênerait ta visibilité. J’ai même pensé, plus tard, lorsque la douleur ne me lançait plus que par saccades, respirant, dans les tissus endoloris, de plus en plus lentement, qu’il fallait que je mange quelque chose qui noircirait ma salive pour te gêner davantage, de la réglisse par exemple. Je me suis dit que dès le lendemain j’en prendrais et même, je m’amuserais à faire deviner aux autres pourquoi je portais de la réglisse avec moi en leur vantant ses mérites combatifs. Je me suis concentré sur la douleur, j'ai gémis entre mes dents serrées, me mordant la lèvre inférieure jusqu'au sang et mes jambes ont fléchi comme deux branches de chêne prises dans une bourrasque. Genoux à terre, je devais encore tenir mon siège : il était le garant de tout à ce moment-là ; garant de ma conviction, de ma force, de ma détermination. Je savais aussi que si je crachais, je perdrais tout le bénéfice de ma tentative d'atteindre l'homme derrière le masque. Ton inaction aurait suffi, je ne te demandais pas de baisser ta garde ni de déposer ton bleu de travail.

Maintenant, quand je repense à ce coup de sang, ce coup de matraque, j'y vois le sceau du pouvoir imprimé par le bâton. Je ne souhaite pas m’en prendre un autre, car la France me fait mal, là, sur ma cuisse. Mais ça ne changera ni ma volonté ni mes convictions. Quand bien même je devrais avoir des dizaines de France sur tout le corps, mon idée ne changerait pas. La douleur ne peut pas me faire changer d’avis. Peut-être même qu’elle l’auréole. J’ai la conviction que les plus grands défenseurs d’idée, les plus grands pacifistes ne souffrent pas : c’est leur corps qui a mal mais finalement, dans cette affaire d’idée, il ne compte pas. Des bleus à l'âme du corps, pas à l'âme. Alors quand tu frappes, pense à ceci : tu ne fais rien que repousser l’animal qui te fait peur, mais sache que ce n’est pas l’animal qui détient l’idée, c’est l’homme. Et jamais un coup de matraque n'abolira l'idée.

Le 28 avril 2016, Place de la Nation, Paris ⓒ Nadal Deh.